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A l'heure du laitier
Le métier de laitier
était alors astreignant:
lever à 3 h 15 pour aller chercher le lait dans les fermes
selon une tournée qui, d’après un
pèlerinage ultérieur, allait en direction
d’Ensisheim par les villages de Modenheim, Illzach,
Kingersheim et Wittenheim. Outre le parcours par tous les temps au plus
profond de la nuit, il fallait encore manier les lourds bidons qui
attendaient au bord du chemin: une demi-tonne à soulever
ainsi quotidiennement. «A l’heure du
laitier», le produit de la collecte était ensuite
distribué au domicile des clients qui laissaient devant leur
porte les "boîtes à lait" et bouteilles
à remplir.
La voiture de ramassage et
livraison était attelée de deux chevaux, Bruno et Schimmele
(ou Schimmeli, ou encore Schimmala),
qu’on ferrait à glace en hiver.
C'étaient des chevaux réformés par
l'armée, choisis dans une vente aux enchères sur
les conseils éclairés d’un
sous-officier à qui on avait donné la
pièce. Des négatifs sur plaques de verre ont
fixé le souvenir de «nos
animaux collaborateurs»,
photographiés avec la famille, en particulier le fier cheval
blanc tirant la carriole
bâchée devant la maison.
L'un des
chevaux, affolé par une voiture, ira s'embrocher sur des
rails
de tramways dans un chantier de voierie et devra être abattu
sur
place. Par affection pour ses compagnons de travail, Hans les emploiera
alors que la motorisation s’était
déjà
généralisée. Il passe cependant son
permis en
décembre 1928 et il se décide
à acheter une camionnette
de livraison - attestée en 1935 - pour remplacer
la
voiture hippomobile. Cette camionnette servait aussi aux rares sorties
dominicales qui prenaient un tour pittoresque et peu confortable: toute
la famille s’entassait alors à
l’arrière sur
des chaises installées pour l’occasion. Sur une
photographie de 1920 on voit aussi le père posant sur sa moto
NSU (immatriculée VIB 2572) avec son fils
aîné en
selle derrière lui; deux autres motocyclistes sont
à ses
côtés.
Après
la
livraison venait le nettoyage des bidons, la pasteurisation du lait
restant, un repas rapide et une courte sieste. Puis une seconde
collecte avait lieu l’après-midi et cette nouvelle
tournée des fermes était à nouveau
suivie
d’une distribution de lait à domicile.
Pendant
la Première
Guerre l’administration renforce son
contrôle à la fois sur
l’approvisionnement et les
déplacements. En date du 19 décembre 1915, Hans
obtient
une accréditation d’acheteur de six mois
("Aufkäufer-Ausweis") de la Kaiserliche
Kreisdirektion, valable pour 500 litres de lait à collecter
an
Nord de Mulhouse dans les villages d’Illzach, Wittenheim,
Kingersheim et Ruelisheim. Vers la fin de guerre la surveillance des
déplacements est assurée par le commandement
militaire et
c’est la Kommandantur qui, le 20 août 1918, lui
octroie une
autorisation de circuler ("Verkehrsschein") entre
Mulhouse
et une douzaine de villages des alentours. La validité de
cette
autorisation sera même prolongée, avec optimisme,
par les
Allemands jusqu’au 6 février 1919.
Les
autorités
françaises ne sont pas moins tatillonnes: le 30 novembre
1918,
soit deux semaines après l’armistice, M. Jean
Krebs
reçoit une «carte de
légitimation» qui
stipule qu’il «est chargé du
contrôle des
livraisons de lait dans le district de rassemblement. Les producteurs
de lait sont obligés de se soumettre strictement
à ses
ordres». Le lait est en effet une denrée toujours
rationnée, distribuée dans des centres municipaux
selon un système compliqué de cartes de
ravitaillement. Le Mülhauser
Tagblatt du 22 novembre publie le tableau de
répartion entre les cartes prioritaires (A, D, CS), celles
dont le contingent vient d'être réduit d'1/4 de
litre (B, E, F1), celle qui donne droit à 1/2 litre de lait
écrémé (F2) et celle qui ne donne
droit à rien (C). Ce tableau est
régulièrement réajusté.
Compte tenu du caractère inquiet et scrupuleux de Hans, on devine que ses
nouvelles responsabilités ont dû lui peser.
Extrêmement ordonné, il note sur un cahier
d’écolier les achats
de lait.
On a
conservé sur une
double feuille le relevé des achats effectués du
16
novembre 1933 au 15 avril 1934. La collecte se fait chez cinq
fournisseurs et porte sur 450 à 500 litres par jour. Le prix
payé aux producteurs varie entre 1,18 et 1,22 F/l; le prix
de
vente, fixé officiellement, est de 1,30 F/l, ce qui fait une
marge brute d’environ 7%. Il existe des contrats entre le
laitier
et les producteurs. On en a conservé un,
rédigé en
allemand sur papier timbré le 12 octobre 1910, par un
producteur qui s’engage à
livrer de
125 à 150 litres par jour, payables le 1er et le 15,
à
mettre à disposition à 5 h 20 le matin et
à 15 h
30 l’après-midi. Cet agriculteur n'est autre que le maire
de Wittenheim et futur sénateur, Sébastien Gegauff, qui
interviendra en faveur de Hans emprisonné pour désertion.
Un livre des
impayés, qui couvre
toute la période d’activité de 1909
à 1938,
témoigne de la fréquente difficulté
à se
faire régler à la fin du mois par les clients
malgré le recours à un huissier. Nom, adresse,
profession
et dette des débiteurs sont notés avec soin,
ainsi que
les remboursements éventuels. Sa clientèle se
recrute
surtout dans le Fb. de Colmar et ses environs (rue de la
Charité, rue des Amidonniers) avec une extension vers
Kingersheim et Bourtzwiller. Elle est composée en
majorité
d'ouvriers et d'artisans (à moins que ces
catégories
ne comptent le plus de mauvais payeurs). Il arrive qu'il accepte un
paiement en nature: un colporteur règle une partie de sa
dette
avec des chaussettes pour Edi (Stoll) et des bas
pour Eugénie, l'épouse de ce dernier.
Dans la majorité des cas
toutefois la créance est abandonnée. Une Mme
Habé-Guyomarc règlera sa dette en 1952, avec 14
ans de
retard, en payant un arriéré de 333 litres de
lait,
actualisé au prix du jour de 44 F/l, soit 14.700 F (au lieu
de
600 F en 1938). Le reliquat du lait était
pasteurisé et
vendu par Anna et les enfants dans un débit de lait
installé dans la
cour
(la «Buttik»
qui sera par la suite
occupée par un
atelier d’orfèvrerie). Le travail durait jusque 18
h, puis
les garçons, en particulier Jean, s’occupaient des
chevaux. Ils devaient participer au moins partiellement à la
distribution du lait puisque, sur une photographie prise dans la cour
en 1922, les deux aînés ont des bidons
accrochés au
guidon de leur vélo. Se souvenant de cette vie de
forçat,
Xénia écrit à ses parents en avril
1944, de
Toulouse où elle s’est
réfugiée: «Si
le commerce avait été
réglementé comme il
l’est maintenant (vente en magasin avec, sans doute,
fermeture le
dimanche) comme votre vie eût été
changée»...