Les
Obrecht / Les Hild / Les
Schmitt / Les Obrecht-Schmitt
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Jeunes filles en fleurs à l'ombre de la cathédrale
Le jardin
au bord du Quatelbach, à Illzach-Modenheim,
est en
été un lieu de
prédilection et un endroit privilégié
pour les
prises de vues. Jeanne y est photographiée seule en
août
1931 sur un tirage sépia:
bien en chair et l’air
épanoui. D’après son agenda elle vient
volontiers y
travailler de ses mains au printemps et participer ensuite à
la
cueillette des fruits. Le jardinage restera une de ses occupations
préférées et elle établira
même plus
tard un catalogue de toutes les plantes de son vaste jardin
saint-quentinois. Plus généralement ce jardin de
Modenheim est le rendez-vous de la famille et des amis. Ainsi en 1934
un repas champêtre y réunira trois
générations autour de la table dressée
devant la
cabane.
De la rentrée 1929 à juillet 1932, Jeanne est
à
l’Ecole
normale protestante
d’institutrices de Strasbourg,
une vénérable institution dont l'un des fondateurs en
1837 a été Nicolas Schlumberger, le manufacturier de
Guebwiller. L'école est alors installée dans un bâtiment
datant de 1878, situé 4 Place
du
Foin, qui sera endommagé pendant
la guerre puis restauré en 1945 et n'est plus reconnaissable
aujourd'hui.
C’est à cette adresse que sa
mère lui
écrit, le 19 avril 1932, pour lui annoncer qu’elle
a
décidé de cesser de travailler, lui souhaitant -
assez
égoïstement - de rester en bonne santé
«afin
que tu puisses consciencieusement travailler, car tu seras
bientôt mon seul appui» [damit Du
gewissenhaft
arbeiten kannst, denn nun bist Du bald meine Stütze]. De ces
années d’Ecole Normale il nous reste le
témoignage
illustré d'un album de photographies qui débute
par des
vues de Strasbourg et ses environs.
Au 1er octobre 1929
ce sont vingt nouvelles
élèves qui
sont
immatriculées dans le registre d'inscription
conservé aux
Archives départementales du Bas-Rhin. Elles sont originaires des deux
départements alsaciens et de la Moselle pour l'une d'elles.
D'origine modeste, parfois orphelines de père - la guerre
est
passé par là - le métier d'enseignante
représente pour ces jeunes filles une promotion et souvent
la
possibilité d'échapper au confinement d'un milieu
rural;
on note cependant une fille de pasteur. Jeanne est inscrite sous le nom
de Schmidt (sic), habitant 75 rue de l'Espérance
à
Mulhouse, mère: "veuve, employée de bureau".
Parmi ses
condisciples une Mathilde Rebert, fille d'une cultivatrice
d'Andolsheim, qui ne devait pas lui être inconnue et avec laquelle elle restera en contact. Elle se liera
d'amitié plus particulièrement avec Marthe Stahl
(1913-1997), fille d'un épicier de Sundhouse,
près de
Sélestat. Celle-ci épousera un Dr V. Schuh qui
développera à Strasbourg un réseau de
laboratoires
d'analyses qui, parti de la Cour du Corbeau, s'étendra
progressivement à l'ensemble de l'agglomération.
Marthe
Stahl a laissé de cette période un
journal
intime qui nous apprend en fait peu de choses sur la vie de l'Ecole. On
verra cependant que la grande amie de ces années
est Jacqueline
Haas, dont le père est chef
d'atelier
à Saintes-Marie-aux Mines.
Le
décor est planté
pour trois
années apparemment heureuses et
épanouissantes
après un certain confinement familial. Suivent alors des
images
que ne guide nul souci de chronologie ou d'exhaustivité. Ce
sont
surtout des clichés de groupe rassemblant, en
général dans la cour de l'école, toute
une
promotion de jeunes filles rieuses, ou encore quelques amies, ou
même un clan, comme ces "douze Vaillantes"
photographiées
en février 1931. On reconnaît sur telle ou telle
photographie les pilastres de la grille
séparant la cour du jardin: l'un deux servira de
modèle à une aquarelle exécutée
sur le motif et notée 12 sur 20. En milieu scolaire la
blouse domine, mais
ne
paraît pas obligatoire. Parfois le nom des condisciples -
toujours à consonance alsacienne (il y a même une
Hélène Obrecht au piano) - est indiqué
au dos. Les
occasions sont toujours les mêmes: les activités
théâtrales et les excursions de classe qui se
concentrent
au printemps. On a cependant un aperçu du dortoir, du
laboratoire, de la salle de musique.
Un événement
particulier - comme la neige de mars, le grand nettoyage de fin
d'année, une promenade à l'Orangerie ou rue de
l'Université
-
est aussi l'occasion pour qu'interviennent la ou
les normaliennes possédant un appareil photographique, ce
qui
n'est certainement pas le cas de Jeanne.
Au cours de la première année, en mai 1930, au
moins
quatre pièces costumées ont
été
représentées par les futures institutrices.
La direction protestante de l'école devait
considérer, comme chez les
Jésuites, que le théâtre
était formateur
pour les esprits et les corps et que, s'agissant de normaliennes, il
pouvait développer spécialement les
qualités
pédagogiques. On remarque une comédie en dialecte
de F.
Gersheimer, D'r
Inbrecher
[Le cambrioleur - il s'agit plutôt de Der Inbruch bim Herr Athanas,
1930] et une saynète jouée par une
troupe de
jeunes beautés
en tuniques à la grecque avec ceinture de
feuillage (La Ronde des
esprits de l'Elysée).
Il apparaît à cette occasion que Jeanne se tient
déjà de préférence
auprès de Jacqueline, sa grande amie de coeur.
L'année
suivante, en mai 1931, les deux amies posent ensemble en costume
historique devant l'énorme poêle en
faïence de
l'école. Dans une pièce de Geneviève
Hennet de Goutel intitulée Le Miracle des fuseaux
elles ont en effet obtenu deux rôles qui les
rapprochent,
Jacqueline incarnant une princesse Hilda assise sur son trône
et
Jeanne sa suivante Ortrade, debout à ses
côtés.
Selon d'autres clichés les amies semblent aussi
inséparables dans les études
que dans leurs promenades:
ainsi on possède d'elles une belle photographie prise sur la
plate-forme de la cathédrale au cours
d’une de leurs sorties communes, en imperméable,
un béret posé sur des cheveux courts, selon la
mode de
l'époque. Enfin, sur une photographie de la promotion
1929/32,
Jeanne et Jacqueline se sont placées au centre du groupe, se
tenant tendrement la main. Bien que Jacqueline soit originaire de la
région de Sainte-Marie-aux Mines où on va rendre
visite
à ses parents en septembre 1934, elle va faire partie de la
bande de camarades qui vont régulièrement se
rencontrer
dans les toutes prochaines années.
promotion
1929-32
Pour les excursions
scolaires, du printemps à
l'été, on
rayonne autour de Strasbourg, plutôt en direction des
Vosges vers Saverne et son Jardin des roses, le Haut-Barr, le Champ du
Feu, la ruine du Fleckenstein, le sentier des Roches, mais aussi le
long du Rhin jusque Kembs. Il reste aussi des images d'un week-end de
neige passé en février 1930 au refuge du Hahnenbrunnen
sous un ciel gris. Les longues et minces lattes de l'époque
se
détachent en noir sur la neige. C'est durant sa
période
de normalienne que Jeanne a dû s'initier au ski, avec ce
moniteur
par exemple qui pose avantageusement sur fond de sapins
chargés de neige.
Le
26 juin 1932 Jeanne note triomphalement au bas d'un croquis scolaire au
crayon: "Dernière leçon de dessin de ma vie
à
l'E.N. - Strasbourg". Jacqueline Haas a signé le dessin avec
elle.
Les amies sont au seuil d'une nouvelle phase de leur existence,
à la fois émues et heureuses. Mais auparavant un
point
d'orgue est encore mis à l'époque qui se termine
avec un
mémorable voyage
de fin d'études. Il conduit
toute
la promotion des jeunes institutrices en Bretagne pour la
dernière semaine de juillet 1932. Pour la plupart de ces
Alsaciennes, dont Jeanne, c'est la découverte de la mer et
d'une
province quasiment exotique, les Côtes d'Armor. Il semble
qu'on
loge à l'E.N. de Saint-Brieuc d'où on explore le
pays en
autocar, avec un chauffeur en blouse grise et casquette blanche,
jusqu'à Perros-Guirec à l'ouest et le
Mont-Saint-Michel
à l'est. L'île de Bréhat avec ses
brisants
impressionne particulièrement ces terriennes
d'après le
nombre de clichés conservés. La photographe
anonyme a
aussi fixé Jeanne et Jacqueline se promenant en se tenant le
bras sur la plage de Trégastel.
C'est à cette époque, à
l'orée d'une
période de vacances, que Jeanne commence la
rédaction
d'un journal
qui s'étendra sur quelques semaines. Elle y
relate
principalement ses promenades quotidiennes en "bécane" qui la
conduisent le plus souvent au jardin de Modenheim. Elle a beau
dialoguer avec ce journal comme avec un ami, elle reste de par sa
nature peu incline aux confidences et aux épanchements
sentimentaux et elle se lassera vite d'une simple relation objective de
faits et gestes sans relief. Elle a gardé aussi de cette
période d'incertitude caractérisant la fin de
l'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte un
curieux
document qui est une forme d'auto-analyse. Il s'agit de la
réponse d'un garçon à qui, avec une ou
quelques
amies, elle avait demandé ce qu'il pensait d'elles. Ce jeu
"de la vérité" s'est
peut-être déroulé au cours d'une de ces
excursions
en groupe de l'été 1932 dans les Vosges dont on
garde des
images. Le jeune prétentieux avait fait un portrait peu
flatteur
de Jeanne à qui il reprochait sa fadeur et il lui
conseillait
cavalièrement de boire du schnaps afin de se
libérer de
ses inhibitions. Qu'elle ait conservé ce jugement critique,
sans
doute juste, mais superficiel, témoigne d'un certain mal
d'être. Sous l'épanouissement de la
jeunesse on
sent le
poids du deuil de la mère qui a pesé sur l'enfant
unique.
Le conseil de consommer de l'alcool, en tout cas, n'a jamais
été suivi que par l'absorption occasionnelle
d'une demi-coupe de champagne.
Un dernier
écho de la période à la fois heureuse
et studieuse
des années d'Ecole normale seront les réunions
des anciennes organisées en octobre de cette même
année 1932, puis encore à l'Ascension en mai
1933;
ensuite chacune partira vers son destin. On voit celui de Jeanne se
dessiner quand apparaît soudain dans l'album une photographie
de
"M. Krebs",
assis à son bureau d'ingénieur. Comme
pour
atténuer l'effet de ce qui n'est peut-être encore
qu'un
pressentiment le jeune ingénieur est entouré de
portraits
d'autres collègues que Mme Schmitt a rapportés de
la
Dentsch. Pour faire bonne mesure Jeanne a ajouté une sorte
de
reportage photographique, déjà ancien (1930),
d'un
déplacement sportif à Schiltigheim où
Jean
apparaît certes, mais au milieu d'autres. Cependant, dans les
dernières pages, l'album de Jeanne se conjugue
décidément à celui de Jean en
présentant
les mêmes photographies de la rencontre décisive
de la Pentecôte
1933 à Lucelle.
Pour son premier poste, à la rentrée de 1932,
Jeanne est
nommée à Wittelsheim,
à quelques
kilomètres
au nord-ouest de Mulhouse. Comme il est classique pour une
première nomination, l’Instruction Publique ne
l’a
pas gâtée. Elle n’est certes pas loin de
Mulhouse,
mais elle se retrouve au coeur de la région
minière des
Potasses d’Alsace, alors encore en pleine exploitation.
L’école
(2 rue du Grimoire) est destinée à accueillir les
enfants
des ouvriers de la cité de Rossalmend,
construite
à
côté de Wittelsheim-Staffelfelden. Il
s’agit
d’une cité modèle,
constituée
d’habitations groupées par deux au milieu de
vastes
jardins; les noms des rues sont empruntés aux contes de
fées (rue de Cendrillon, rue des Sorciers, etc.) et sonnent
comme une anticipation d’Harry
Potter. L’imposant
bâtiment de l’école domine la
cité et
constitue le cœur de cet ensemble architectural à
vocation
sociale.
La
réalité est cependant assez différente
de ce concept idéal. La classe est surchargée;
les
élèves, fils d’immigrants polonais,
parlent mal le
français et sont particulièrement turbulents.
Confrontée à cette réalité
professionnelle
ingrate, Jeanne décide de profiter d’une offre qui
est
faite aux institutrices alsaciennes de faire un stage à
l’«intérieur». Le 13
décembre, Mme
Jeanne Schmidt (sic) reçoit une lettre officielle du Recteur
d’Académie lui annonçant que,
«suite à
sa demande de séjour à
l’intérieur»,
elle a été inscrite à un stage du 1er
janvier
jusqu’à Pâques 1933 et que celui-ci aura
lieu en Savoie.
Savait-elle qu’elle serait envoyée en
Savoie? En
tout cas, cette localisation ne peut que combler la jeune femme qui
aime la montagne et le ski.